30 mars 2008

Les Heures


Les heures s'étirent interminablement quand on voudrait qu'elles filent, les jours n'en finissent pas de couler au ralenti.

Tu me pardonneras mon silence, Philippe, le trouble des semaines passées avait tari mes mots. J'avais beau penser à toi, me retenir aux branches de mon rêve amoureux, la vie, comme étrange, s'était enfuie de moi. J'ai traîné mes jours, compté les heures de mes soirées et déprimé mes nuits. Je ne prenais à rien.
Mon insondable chagrin contaminait le peu qui aurait pu me faire reprendre appétit. Une Panique au Mangin Palace consacrée à la mort, et j'y voyais en creux l'image de mon triste destin. Tes pirouettes ne me tiraient plus de sourire. Même les résultats des élections ne parvinrent pas à me réveiller du morne engourdissement qui s'était abattu sur moi. Ma vie me semblait un vaste Vème arrondissement : une douleur qui rend vaines toutes les victoires. Et cette pluie qui semblait ne jamais vouloir s'arrêter, comme les larmes qui m'échappaient à chaque instant. Cet affreux hiver ne finirait-il donc jamais ?

Le temps qui ne passe pas m'était devenu insupportable. Aussi avais-je hâte de passer à l'heure d'été : en réglant mon horloge, hier au soir, j'ai songé que cette heure perdue serait une heure de peine en moins. Et puis une chose étrange s'est produite ce matin. Il était 11h06 à l'horloge du Mangin Palace quand j'ai ouvert les yeux. Je dormais, et soudain je me suis réveillée, d'un coup, sans passer par ces minutes terribles où la vie reprend son droit, et avec elle les sombres souvenirs que la nuit avait réussi à tenir à distance. Il était 11h06 et j'étais là. J'étais prête. Sans penser à rien d'autre, j'ai allumé la radio, et ta voix est venue jusqu'à moi, m'enveloppant d'une douce chaleur. Comme avant. Pour la première fois depuis longtemps, j'étais bien. Je savourais le plaisir de me blottir sous la couette en souriant de t'entendre. J'oubliais même de souffrir de la place vide à mon côté.
Tout à coup, mon lit n'était plus le théâtre désolant de ma solitude, le lieu qui chaque matin me rappelait ma folie et ma faiblesse. Il était redevenu à moi. L'intimité où je t'accueillais avec joie. Les minutes et les heures pouvaient se remettre à défiler, elles ne me pesaient plus. Comme si cette heure en moins de la nuit, cette heure qui n'existait pas, avait emporté avec elle tous mes tourments. Une tombe où j'aurais enfoui mon chagrin.
Sur ce fantôme d'heure, la vie m'est revenue.

Ce matin, il avait une jolie voix mon guide, qui me fit rêver de l'étang du Patriarche et du bal que Satan offrit à Marguerite dans l'un des plus beaux romans du monde.
Merci, cher Philippe, de m'avoir permis de retrouver la clef du festin ancien.


Valentine

15 mars 2008

Salon du livre : 1 - Valentine : 0


Cher Philippe,

Afin de me changer un peu les idées et sortir de la misérable brume qui s'est abattue sur ma vie depuis quelques temps, j'avais décidé aujourd'hui d'aller faire un tour au Salon du Livre, où je reprendrais peut-être goût au monde comme il va.
Grand mal m'en prit.
D'abord, il faut savoir que le Salon du Livre se tient à l'endroit le plus improbable et le plus inaccessible de la capitale, et qu'y parvenir est déjà toute une aventure, qui peut, les jours d'affluence, virer au cauchemar. Après ce qui me parut des heures à être bringueballée dans la touffeur du métro, et après avoir enfilé des kilomètres de couloirs dans l'espoir de trouver enfin la ligne 12, j'émergeai porte de Versailles, les pieds en sang dans mes bottes grises que j'avais eu la bêtise de chausser.
Là, une file interminable m'accueillit, et je dus patienter de longues et longues minutes sous ce qui commençait vraiment à ressembler à de la pluie, avant de me plier à un effeuillage en règle devant les vigiles intransigeants qui gardaient l'entrée du Temple. Quand il fut enfin démontré que mes bottes ne dissimulaient nul autre engin explosif que mes pieds moribonds, je fus autorisée à pénétrer dans le saint des saints. Las ! Moi qui m'attendais à un sanctuaire, où le Verbe aurait été célébré par de respectueux fidèles, je ne trouvai que des marchands du temple. Partout, ils fourmillaient, babillaient, gesticulaient et braillaient pour attirer le chaland, le tout dans une fournaise insupportable qui, à elle seule, signifiait sans ambiguïté le caractère infernal des lieux.
Accablée, je me frayai un douloureux chemin à travers les allées encombrées, cherchant en vain le stand que m'avait indiqué un ami qui devait s'y trouver pour une signature. Comme la climatisation, la signalétique devait être en berne, car il me fallut de nombreux tours et détours dans ce labyrinthe, où des Minotaures surgissaient au coin de chaque ruelle, avant de tomber enfin, et presque par hasard, sur le stand tant désiré. Mon soulagement fut de courte durée. La signature était finie depuis belle lurette, et de nouveaux auteurs que je ne connaissais pas avaient déjà pris place derrière les piles de livres. J'allais repartir, quand, par miracle, je vis l'ami pour lequel j'avais traversé tout Paris fendre la foule et venir vers moi avec un grand sourire. Nous restâmes un moment à discuter devant le stand, puis il m'abandonna quelques minutes pour aller me chercher un exemplaire de son livre.
Distraitement, je me mis à regarder autour de moi pour me donner une contenance, et une voix soudain me fit tendre l'oreille. Cette voix, je la connaissais. Je l'entendais souvent à la radio. Sur France Inter. Mais ce n'était pas la tienne. Je ne parvenais pas à y mettre un nom, pas encore, mais je savais une chose : j'aimais cette voix. Je n'avais jamais vu l'homme de la bouche duquel elle sortait, mais rien d'étonnant à cela : muet, tu me serais toi aussi méconnaissable. Par bonheur, cet inconnu qui n'en était pas vraiment un se tenait derrière une pile de livres, c'était donc un auteur, et il allait me suffire d'approcher de quelques pas pour lire son nom sur la couverture.
Ce que je fis. Mais oui, bien sûr ! Comment avais-je pu ne pas retrouver le nom de Guillaume Erner ? Aussitôt, mon imagination se mit à bouillonner. Il fallait que je lui adresse la parole, que je lui dise tout le bien que je pensais de lui, et le plaisir de tomber sur lui comme ça, sans l'avoir prévu, tel un petit miracle dans cette équipée jusque là apocalyptique. Et puis, Guillaume Erner, c'était France Inter, et France Inter, c'était toi... Imagine, Philippe, mon exaltation ! À cet instant, je ne regrettais plus du tout de ne pas avoir eu l'idée de chausser de vilaines mais confortables baskets: mes bottes me mettaient au supplice, mais elles étaient assez affriolantes pour me donner de l'assurance.
Il n'y avait donc plus qu'à.
Sauf que voilà. Mes jambes ne parvinrent pas à me porter pour combler le court espace qui nous séparait, ni mes mots à franchir le barrage de mes lèvres. J'étais tétanisée, paralysée par une pensée qui venait de glacer mon cerveau. Qu'allais-je bien pouvoir dire à cet homme ? Que je l'admirais ? Et après ? Ne savais-je pas bien ce qu'il en coûtait d'avouer son admiration à un homme dont la voix et l'esprit m'avaient séduite ?
Aussi suis-je repartie. Sans un mot.
Et peut-être est-ce là ce que j'aurais dû faire avec toi. T'aimer en silence.

Valentine.


Jan Davidz de Heem, Vanité aux livres, Musée des Beaux-Arts de Caen, 1628.

02 mars 2008

Confession d'une menteuse, III


Si j’avais eu la présence d’esprit de dire quelque chose, Philippe, n’importe quoi, pour éviter que l’autre ne regarde l’écran où s’affichait la preuve de mon amour pour toi, il ne se serait aperçu de rien, serait reparti dans la salle de bains, et tout aurait continué comme avant. Mais je ne pus dire un mot, et l’autre finit par regarder l’écran, pour y chercher sans doute la cause de mon émoi.
Il ne lut pas l’annonce, qui s’y affichait pourtant scandaleusement, mais il reconnut le site de Libé et il se mit à crier. J’étais encore en train de consulter ce site crétin ? Mais à quoi je rêvais ? Qu’est-ce que ça voulait dire, cette, insistance ? Ça ne me suffisait donc pas qu’il soit là, à m’aimer, en chair et en os, pour que j’aie besoin d’une annonce à la con ? Il s’énervait, je gardais le silence, c’était atroce, et moins je répondais, plus il s’énervait. Et soudain, il lâcha : à moins que tu n’attendes la déclaration d’un autre ! C’était dit, je crois, sans y penser, c’étaient de vraies paroles en l’air lancées sous le coup de la colère, mais à la manière dont je baissai les yeux, il sut. Alors, pris d’une rage comme je ne lui en avais jamais connue, il s’écria que ça suffisait comme ça ces conneries, et il éteignit l’ordinateur avant de repartir en grondant dans la salle de bains.
J’étais perdue. Impossible de rallumer son ordinateur pour effacer mes traces, je ne connaissais pas le mot de passe qu’il utilisait pour lancer le système. Et je savais qu’il irait traquer mon historique dès qu’il serait seul. C’était fini, j’allais être démasquée, ce n’était plus qu’une question d’heures. Quand il ressortit de la salle de bains, j’étais prostrée sur le canapé, attendant l’orage, mais il se contenta de me demander si j’étais prête. Prête pour quoi ? La bataille ? Quelle idiote ! Je l’avais blessé, j’allais devoir en payer le prix. Il avait décidé que nous sortirions pour la saint Valentin, nous allions donc sortir. À moins, bien sûr, que j’aie d’autres projets. Il avait ajouté cette dernière pique d’une voix mesurée, et je compris que je ne pourrais pas y échapper. J’allais boire la coupe de mon infamie jusqu’à la lie.
Ce fut encore pire que ce que j’avais imaginé. Dans le restaurant où il avait réservé une table, nous étions entourés d’authentiques amoureux, ou du moins, de couples qui voulaient se faire passer pour tels, et chaque regard autour de moi ne faisait qu’ajouter à ma peine. Tous ces gens qui s’aimaient, et lui qui me regardait comme si j’étais une étrangère. Il ne cria pas, il ne se mit pas en colère, il fit pire : il me cingla de son mépris. Je crois qu’il attendait que je lui avoue la vérité, que j’implore son pardon, mais qu’aurais-je pu dire ? Que j’en aimais un autre que je ne connaissais même pas, que les soirs de solitude, devant mon écran, j’imaginais des mots d’amour à envoyer dans le vide, que j’étais tombée amoureuse d’un autre et que pourtant je l’aimais toujours, lui ?
Le silence n’en finissait plus de s’étirer entre nous, odieux, je ne pouvais rien avaler des mets pourtant délicats qui nous furent servis, et à chaque passage, le serveur nous dévisageait comme s’il ne comprenait pas ce que nous faisions là, à ne pas fêter la fête des amoureux. De fait, c’était incompréhensible.
Au bout d’une heure, ou une heure et demi, je ne sais plus, tant cela me parut une éternité, l’autre finit par me libérer. Ou plutôt, il me planta là. Toujours sans un mot, il se leva, régla la note et partit sous les regards curieux des autres clients, qui reportèrent bientôt toute leur attention sur moi, pauvre petite chose humiliée un soir un de saint Valentin. Mais cela ne m’atteignait pas, non, parce que je savais que le pire était à venir. Je savais que d’un instant à l’autre, l’autre chercherait en ligne les preuves de mon forfait. Il chercherait la vérité. Et il la trouverait.

Cela fait quinze jours, à présent, que je n’ai plus entendu parler de lui. Son silence m’accable, et pourtant, tu vois, même dévastée, je pense encore à toi. Je continue à t’écrire, alors que je sais qu’il me lit. Je suis en train de me tirer une balle dans le pied, et pourtant je t’écris.
N’est-ce pas insensé ?


Valentine


PS : Reste-t-il de la place à Gros-Boule-les-Bains pour s’y réfugier un moment ?


Domenico Feti,
Madeleine pénitente, Galleria Doria-Pamphili, Rome, 1617-21.