30 juin 2008

"Words, words, words"


Cher Philippe,

Un jour, on se réveille, rien n’a changé, la lumière d’été filtre comme tous les matins à travers les rideaux, les yeux encore pleins de sommeil ont une fois de plus un peu de mal à s’entrouvrir, tout est comme avant, ni plus, ni moins. Et pourtant, on sait que rien ne sera plus jamais pareil.
L’étincelle qu’on portait au fond du cœur est brisée.
Des centaines de jours, autant de nuits à ne penser qu’à toi, des milliers de mots pour te toucher, être à toi, un amour de tous les instants qui m’a coupé le souffle et transportée de ravissement, un émoi inconnu qui m’a fait vibrer avec une intensité insoupçonnable. Et puis on se réveille, et c’est fini. La vie reprend son bien, les contours sont peut-être un peu moins nets, les couleurs moins vives, les sensations moins aiguisées, mais enfin la vie palpite encore.
On a au cœur un grand trou, ça n’est pas douloureux, non, c’est seulement étrange, on s’était habitué à le sentir entier, on se demande ce qu’on va y mettre, on voudrait déjà le combler, de peur qu’il ne finisse par rétrécir. C’est de nouveau le temps de l’attente, il me faut réapprendre à vivre sans l’idée de toi, sans le soin de toi. À rêver de cet autre qui viendra, et à qui j’offrirai mes mots comme je te les ai offerts, et en attendant, me demander où vont aller tous ces mots dont je fourmille. Je trouverai bien, ne t’en fais pas. T’aimer si fort m’a rendu la parole, grâce à toi j’ai trouvé ce que je cherchais avec tant de fièvre : les mots pour le dire.
Si j’étais d’humeur plus taquine, si je ne songeais pas en formant chacun de ces mots que ce sont les derniers que je t’adresse, si je n’étais pas envahie par la mélancolie des adieux, je pourrais te dire à la manière de Barzotti :

« Je ne t’écrirai plus, je n’en ai plus besoin.
Je ne t’écrirai plus, maintenant tout va bien.
Je ne t’écrirai plus, le calme est revenu,
la tempête a cessé, j’ai fini de t’aimer ».

Mais tant de poésie risquerait de me tirer une larme, et puis, surtout, je ne voudrais pas d’autres mots que les miens pour prendre congé de toi.
Merci, cher Philippe. Ces années à t’aimer ont rendu ma vie plus intense, plus vive, plus joyeuse, et je suis certaine que tous ceux qui aiment tant t’écouter pourraient en dire autant, l’amour en moins. À présent que je ne t’aime plus – mon Dieu, est-ce bien moi qui écris ? –, je ne t’assaillirai plus de mes lettres, tu n’entendras plus parler de moi. Mais tu resteras en moi comme un ami précieux, et je continuerai à me réveiller avec toi chaque dimanche, à savourer le plaisir de rire à tes bons mots.
Et alors, qui sait ? Peut-être t’arrivera-t-il, en direct du Mangin Palace, de songer que de l’autre côté du poste, perdue au milieu de milliers d’auditeurs, Valentine boit tes paroles avec ferveur. Et peut-être qu’à cet instant, tu auras pour elle une pensée particulière.

Peut-être que tu te rapelleras avec émotion que tu fus grâce à elle le plus aimé des hommes.


Valentine


Shakespeare, Hamlet, 1603 (Acte II, scène 2).
Photo Bernard Obadia

29 juin 2008

Untitled



"Et ce fut tout."


Flaubert, L'Éducation sentimentale, 1869.
Léonard de Vinci, Léda, vers 1503.

Un peu, beaucoup, pas du tout ?



Yannis de plus en plus maculé de peinture au cours de la séance, sur la salopette vert bronze qu’il est monté mettre dès que j’ai sonné à la porte, me torturant, me soûlant pour que je tienne le coup, me demandant encore un peu de temps, brossant trois ou quatre portraits par jour puis les salopant à terre en les aspergeant d’un acide qui les ronge et me défigure, me priant de retirer mon chapeau, et moi me sentant encore plus nu, disant : Ce ne sera pas la peine d’attaquer les nus, on les a déjà faits. Et lui : Je t’ai pris ton âme. C’était un amour d’une tension extraordinaire qui passait entre ces deux regards, de celui qui fixait en peignant, et de celui qui fixait en étant peint. C’était une activité physique qui aurait rendu dérisoire l’activité érotique, qu’elle comprenait sans l’exprimer il va sans dire. Mais la même chose aurait pu être racontée tout à fait autrement, elle aurait pu prendre dix pages tout autant que quelques lignes lumineuses qui auraient tout raconté mais que je n’ai pas trouvées. C’est le hasard et le désespoir de l’écriture qui ont figé ainsi cet épisode, jusqu’à ce que je le déchire et le recommence, à jamais, toujours le même, jusqu’à la folie, jusqu’au silence.



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Hervé Guibert, L'homme au chapeau rouge, Gallimard, 1992.
Hervé Guibert, Autoportrait.

28 juin 2008

Silence ?


Tour à tour tristes et exaltés, soulagés et déchiquetés, ils s’observent en silence, hésitent entre effusion et distance, entre parler ou bien se taire. Ils se tournent autour, sans trop savoir comment s’y prendre.
Elle se lève et prépare deux thés, sort du frigo la bouteille de lait. Gestes empreints d’habitude, son corps connaît les emplacements et les distances entre chaque chose.
Éric la regarde se déplacer, il a les bras croisés. Depuis qu’elle est revenue, ils ne se sont pas touchés.
Elle évite son regard, puis affirme :

— Fais pas cette tête. Comme si t’étais responsable de quelque chose. Personne ne peut vivre avec moi. Déjà pour moi, je vais te dire, c’est pas facile de me supporter… Je ne peux pas me quitter moi-même. Moi aussi, si je pouvais, je me sauverais en courant.
— Je fais aucune tête spéciale. Je suis juste fatigué. Dure journée. Et ne sois donc pas si prétentieuse. Je vais me coucher.
Il se lève, la laisse toute seule dans la cuisine. A voix haute, pour personne, elle prévient :
— Je vais prendre une douche.
Puis se gratte la tête et à mi-voix, commente : pourquoi tu me traites de prétentieuse ?

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Virginie Despentes, Bye-bye Blondie, Grasset, 2004.
Sophie Calle,
Douleur exquise, Exposition "M'as-tu vue", Beaubourg, 2004.

27 juin 2008

Double jeu ?


J’arrive à l’aéroport débordant de haine et, juste après le décollage, je te dis quelque chose d’affreux dont j’ai honte encore aujourd’hui. Tu sais ce qui va se passer ? Tu veux que je te raconte ? On va faire ce qu’on a dit. Nager, paresser au soleil, fumer des joints. Ce sera bien. Je serai charmant, tendre, attentionné, je te ferai l’amour, je te dirai que je t’aime, mais je te préviens : ce sera un mensonge. Je vais passer deux semaines à te mentir, alors que la vérité ce sont les choses atroces que je t’ai dites. C’est ça que je pense de toi et c’est pour ça qu’au retour je te chasserai. Tu as bien entendu ? Dans cinq minutes, je te dirai le contraire, je te supplierai de ne pas croire ce que je viens de dire, mais il faut que tu saches qu’alors je te mentirai. Compris ? Tu fermes les yeux, tu restes un moment sans pouvoir respirer, je vois ton ventre secoué de spasmes. Au bout d’une demi-heure de silence, je prends ta main et te demande pardon.

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Emmanuel Carrère, Un roman russe, P.O.L., 2007.
Callot, Superbia.

26 juin 2008

A la folie ?


Véronique était en analyse, comme on dit ; aujourd’hui, je regrette de l’avoir rencontrée. Plus généralement, il n’y a rien à tirer des femmes en analyse. Une femme tombée entre les mains des psychanalystes devient définitivement impropre à tout usage. […] Mesquinerie, égoïsme, sottise arrogante, absence complète de sens moral, incapacité chronique d’aimer : voilà le portrait exhaustif d’une femme analysée. Véronique correspondait, il faut le dire, trait pour trait à cette description. Je l’ai aimée, autant qu’il était en mon pouvoir – ce qui représente beaucoup d’amour. Cet amour fut gaspillé en pure perte, je le sais maintenant : j’aurais mieux fait de me casser les deux bras.

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Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Ed. Maurice Nadeau, 1994.
Egon Schiele, La jeune fille et la mort, Österreichische Galerie Belvedere, Vienne, 1915

25 juin 2008

Regrets ?


Je regrette rarement d’avoir agi, et systématiquement de ne pas l’avoir fait. Je repense à la douleur des histoires qui n’eurent pas lieu. L’autoroute m’ennuie, il n’y a pas de vie sur les bords. Sur l’autoroute, les bords sont trop loin pour que mon imagination leur donne vie. Je ne vois pas ce qui me manque. J’ai moins envie de changer les choses que la perception que j’en ai. J’aime les rencontres de voyage : brèves et sans conséquences, elles ont l’enthousiasme des commencements, et la tristesse des séparations.


Edouard Levé, Autoportrait, P.O.L, 2005.
Photo Laurent Freyss

24 juin 2008

Fin de non recevoir ?


"Mon ami, je t’approuve entièrement de ne pas chercher à prolonger outre mesure ton séjour au Havre et le temps de notre premier revoir. Qu’aurions-nous à nous dire que nous ne nous soyons déjà écrit ?
C’est chez la tante Plantier qu’eut lieu notre première rencontre. […] Pour moi, craignant de ne plus parfaitement la reconnaître, j’osais à peine la regarder. Ce qui nous décontenança plutôt, c’était ce rôle absurde de fiancés qu’on nous contraignit d’assumer, cet empressement de chacun à nous laisser seuls, à se retirer devant nous.[…] Il faisait chaud pour la saison. La partie de la côte où nous marchions était exposée au soleil et sans charme, les arbres dépouillés ne nous étaient d’aucun abri. De mon front que barrait la migraine je n’extrayais pas une idée ; par contenance, ou parce que ce geste pouvait tenir lieu de paroles, j’avais pris, tout en marchant, la main qu’Alissa m’abandonnait. L’émotion, l’essoufflement de la marche et le malaise de notre silence nous chassaient le sang au visage ; j’entendais battre mes tempes ; Alissa était déplaisamment colorée ; et bientôt la gêne de sentir accrochées l’une à l’autre nos mains moites nous les fit laisser se déprendre et retomber chacune tristement. "

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André Gide, La porte étroite, Gallimard, 1909.
Rome, Cimetière protestant.

23 juin 2008

Non sens ?


Jadis ayant souvent pensé avec terreur qu’un jour
il cesserait d’être épris d’Odette,
il s’était promis d’être vigilant et,
dès qu’il sentirait que son amour commencerait à le quitter,
de s’accrocher à lui, de le retenir.
Mais voici qu’à l’affaiblissement de son amour
correspondait simultanément
un affaiblissement du désir
de rester amoureux.



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Proust, Un amour de Swann.
Boticelli, Mars et Venus, Londres, National Gallery, 1483.


01 juin 2008

La fumée du bruit


Il paraîtrait que je serais tombée amoureuse de toi.
Il paraîtrait que je l'aurais souvent écrit sur ces pages.
Il paraîtrait que j'aurais voulu t'épouser.
Il paraîtrait que mon cœur serait en train de s'assécher.


Qu'est-ce qui est vrai, qu'est-ce qui ne l'est pas ?




Valentine


"La rumeur est la fumée du bruit", Victor Hugo.