30 mai 2007

Pour l'éternité


Cher Philippe,


Tu le sais sans doute, de l'amour à la haine, il n'y a souvent qu'un pas, que d'invisibles blessures font parfois franchir. Un geste de trop, un geste de moins, une phrase qui échappe, ou une autre qui ne vient pas - la frontière est ténue et quand on l'aperçoit, il est déjà trop tard, on est de l'autre côté.
Alors, avant que ton silence ne me fasse irrémédiablement verser de cet autre côté, d'où, comme de l'enfer, on revient rarement, laisse-moi te raconter une histoire dont la délicieuse ironie m'enchante.
Tu as peut-être déjà hanté, un dimanche où tu n'officiais pas encore à nous divertir sur les ondes, les allées silencieuses et la crypte solennelle du Panthéon. Peut-être que ce dimanche-là, tu avais prévu de passer la journée avec ton amoureuse, que tu lui avais donné rendez-vous à Saint-Michel et qu'elle t'avait fait faux bond. Peut-être ne t'aimait-elle plus, ou ne t'avait-elle jamais aimé, ou peut-être était-elle retenue chez elle par la visite intempestive d'un oncle de province? Toujours est-il que tu l'avais attendue près d'une heure, avant de partir noyer ton chagrin au hasard des rues parisiennes, dont tu ne percevais même plus l'animation, tant ton âme était triste. Evidemment, tes pas te portèrent rue Soufflot, sans que tu le saches, et ce fut d'une démarche languissante et lourde du désespoir de tous les coeurs brisés que tu la remontas, sans même le savoir. Que te faisait, à toi, à cet instant, de savoir où aller ?
Mais voilà, parvenu en haut de la rue Soufflot, tu te trouvas face au Panthéon. Monument immense, imposant, avec son fronton républicain qui rappelait qu'aux grands hommes, la patrie était reconnaissante. Alors soudain, sans réfléchir, tu t'y engouffras, songeant peut-être aux accents de Malraux célébrant l'entrée de Jean Moulin au même lieu, plus sûrement sans doute en espérant trouver une sorte de réconfort à descendre ainsi au champ des morts éprouver ta peine à l'aune du souvenir de tes illustres et défunts semblables.
Passant sans même les voir les fresques pompières des glorieux murs, tu laissas ton instinct te guider vers le monumental escalier qui t'appelait sur ta gauche. Là, à l'ombre du coeur de Gambetta, tu franchis d'un pas pesant la volée de marches qui te séparait du séjour des morts. L'obscurité te saisit quand tu pénétras dans la crypte, tandis qu'un voile d'humidité désagréable te mordait le visage. Enfin, tes yeux s'accoutumèrent peu à peu à la lumière faiblarde, et enfin tu les vis.






Voltaire et Rousseau, réunis dans la mort, pour l'éternité.




Là, tu songeas sans doute à l'esprit malin qui les avait ainsi figés, dans une posture qui donnait sans conteste la victoire au vieux lion de Ferney.
Sa statue ne semblait-elle pas rire de ce coup du sort qui lui permettait, jusque dans la mort, de moquer son ennemi, le jeune impudent qui avait, toute sa vie durant, voulu lui faire de l'ombre, et qu'un seul de ses mots avait suffi à mettre à bas ?
Le bras de Rousseau, au contraire, semblait vouloir rentrer en la tombe afin d'échapper à la torture de pourrir sous les yeux de son ennemi mortel, cet homme qu'il avait tant aimé, avant de le vouer aux flammes de la haine éternelle.
Alors, vois-tu, cher Philippe, en tombant en arrêt devant cette farce un peu macabre du destin, tu aurais pu méditer sur le fil ténu, qui, je te le disais en commençant, distingue les sentiments. Et si tu l'avais connue, cette ultime lettre que Rousseau adressa à Voltaire aurait résonné d'un glas bien amer dans ton esprit chagrin :

Je ne vous aime point, Monsieur; vous m'avez fait les maux qui pouvaient m'être les plus sensibles, à moi votre disciple et votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le prix de l'asile que y avez reçu; vous avez aliéné de moi mes concitoyens pour le prix des applaudissements que je vous ai prodigués parmi eux : c'est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable; c'est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourants, et jeté pour tout honneur dans une voirie, tandis que tous les honneurs qu'un homme peut attendre vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais, enfin, puisque vous l'avez voulu; mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer si vous l'aviez voulu. De tous les sentiments dont mon cœur était pénétré pour vous, il n'y reste que l'admiration qu'on ne peut refuser à votre beau génie et l'amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos talents, ce n'est pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect qui leur est dû ni aux procédés que ce respect exige.

Et vois-tu, cher Philippe, je donnerais dix ans de ma vie pour avoir été l'auteur de cette incroyable sentence : je vous hais, enfin, puisque vous l'avez voulu; mais je vous hais en femme encore plus digne de vous aimer si vous l'aviez voulu.

Puissé-je n'avoir jamais à te la jeter au visage.

A toi pour toujours,

Valentine

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