14 novembre 2007

Mauvaise foi

Cher Philippe,

Ce matin, c'était la grève, et, tu le sais, les jours de grève, on doit être pris en otage par d'odieux syndicalistes cruels et prêts à tout, sinon cela veut dire que la grève n'a pas vraiment eu lieu, ou que c'est une grévette, une grève dont tout le monde rigole.
Or, le mercredi, il se trouve que je travaille chez moi, si bien que je risquais de passer à côté de ma prise d'otage obligatoire. Aussi me suis-je forcée à deux choses :
Primo, je suis restée au lit bien plus tard qu'à l'accoutumée, afin que pour moi aussi, aujourd'hui, la journée de travail et ses horaires soient bien chamboulés.
Secundo, et cela m'a coûté, j'ai décidé, tandis que je profitais de quelques minutes encore pour me prélasser dans mon lit, d'allumer ma radio sur France Inter. Tu le sais, je n'écoute plus France Inter le matin depuis des semaines (et plus du tout, en fait, sauf le dimanche), mais ce faisant, j'ai eu le sentiment d'être solidaire des otages qui ne devaient pas manquer d'encombrer les quais des gares et des stations de métro : bringueballée sans comprendre, attendant qu'il se passe enfin quelque chose, ne sachant jamais si je finirais par arriver à destination.
Prisonnière d'enjeux qui me dépassaient.
Car figure-toi, cher Philippe, qu'un débat fondamental se jouait ce matin sur France Inter. Et un débat conduit avec la plus grande rigueur, entre Franz-Olivier Giesbert et Christophe Donner, le tout à peine arbitré par un Vincent Josse qu'on avait connu mieux inspiré.
Je ne te rapporterai pas leurs propos, tant ils étaient ineptes, il suffira que je dise que Donner accusait Giesbert de ne pas avoir voté pour lui pour le Renaudot, et d'avoir mené une cabale destinée à empêcher tout auteur estampillé Grasset de parvenir aux honneurs tant désirés. J'ai rarement entendu débat si consternant, et ce n'est pas faute, pourtant, d'avoir beaucoup entendu BHL et Finkelkraut s'exprimer sur les ondes ces derniers temps- eh oui, même sur Radio Classique.
Mais le plus insupportable, ce n'était peut-être pas d'entendre ce vieil assis de Giesbert s'empêtrer dans des arguments totalement fallacieux et tenter d'en sortir par de ridicules éclats paternalistes des plus déplacés - qu'aurais-je pu attendre d'autre de la part d'un écrivailleur si médiocre ? Non, ce qui était le plus insupportable, c'était de voir Christophe Donner se laisser prendre au piège que lui tendait Giesbert. Non que j'aime particulièrement Donner - ses chroniques du Monde 2 m'énervent le plus souvent, mais enfin, il a un ton qui a le mérite de trancher un peu sur celui, aseptisé, de ses aînés. Sauf que ce matin, il avait surtout le ton de celui qui se laisse avoir, qui le sait, et qui aime ça, parce qu'il sait qu'ainsi, il sera reconnu dans la cour des aînés, ceux qu'il aimerait déjà pousser dans la nuit de la critique.
Et alors qu'au départ, j'avais l'impression d'entendre l'homme de bonne foi, Donner, se laisser prendre par le vieux filou à la rhétorique bien trop exercée, j'ai fini par entendre toute autre chose. C'était Donner qui menait le jeu. Qui lançait la polémique, et qui en profiterait - par un bond significatif des ventes (jurisprudence Houellebecq), et, un peu plus tard, par la publication du récit de la polémique (jurisprudence Angot).
A cet instant, je dois bien l'avouer, j'ai eu envie d'écraser ma radio à coups de massue, et afin de ne pas céder à cet instinct primaire et bestial, je me suis levée. Juste à temps, aussi, pour ne pas entendre l'insupportable voix d'Isabelle Giordano annoncer l'arrivée de la non moins insupportable Bécasse Schneck, ce qui m'aurait, à coup sûr cette fois, forcée à massacrer mon poste.
Demain, cher Philippe, la grève continuera peut-être, et dans ce cas, j'enfourcherai mon vélo pour me rendre dans les locaux de la sinistre entreprise qui m'emploie à m'étioler. Mais, c'est juré, je ne me laisserai plus prendre en otage par le service minimum de la radio publique.
Sauf le dimanche, cela va sans dire, où je succomberai volontiers au syndrome de Stockholm de 11 heures à midi.

A toi pour toujours,


Valentine

Goya, Saturne dévorant ses enfants, Madrid, Musée du Prado, c. 1821.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Valentine, je vous ai découverte à l’occasion de votre message « Dura lex, sed lex », qui m’avait beaucoup plu. Celui d'aujourd'hui est du même calibre. La grève vous réussit. Continuez à écouter des émissions qui vous déplaisent !! Je vous quitte pour justement aller l'écouter.

Anonyme a dit…

J'avais "découvert" Valentine (me serais-je fait prendre "à l'insu de mon plein gré" par le "syndrome" des "guillemets inutiles" made in US?)de façon fort peu originale à l'occasion d'une recherche sur "PC", suite à une crise de manque aigüe déclenchée par l'arrêt intempestif de "La Bande à qui vous savez". A part les tableaux particulièrement anxiogènes qu'elle semble affectionner, j'ai décidément quelques goûts en commun avec elle, et aussi quelques agacements.

Anonyme a dit…

Comme tu me fais plaisir ! j'ai moi-même été ulcérée dans mon lit par cette querelle de basse-cour et par la promesse que cela donnerait lieu à un livre. Giesbert piaillait à qui mieux mieux que le livre de Pennac était excellent, excellent, excellent (je ne l'ai pas lu, mais mérite-t-il un adjectif si excessif et si répété ? Même si je fus en quatrième fan de Pennac, à présent, j'en doute) et prenait de haut le roquet qui essayait de lui mordre les mollets en répétant inlassablement les mêmes pseudo-arguments et on-dits. Bref, c'était nul, inintéressant et à vous dégoûter (si ce n'était déjà fait) des prix de bonne conduite (à défaut de grande littérature)décernés par diverses académies bien nourries. De toute façon, c'est ridicule que ce soit annuel : comme s'il y avait de grands livres tous les ans ! Et comment faire voisiner la géniale Nemirovsky avant le populaire Pennac ? Dorénavant, je militerai pour deux choses
-abrogation des prix, sauf le Nobel.
-qu'Amos Oz et Philippe Roth reçoivent enfin ce fichu Nobel qu'ils méritent tant.

Anonyme a dit…

C'est tout à fait remarquable...