23 novembre 2006

La vie à en mourir




Cher Philippe,


Est-ce le fait de t'écrire qui fait que je ne t'écoute plus avec autant d'impatience? Je ne saurais le dire, mais ce qui est vrai, c'est que j'ai séché les trois dernières Paniques - pour la bonne cause, hein, je dormais après des nuits enfiévrées à penser à toi dans d'autres bras que les tiens, je m'entraînais, en quelque sorte. Je les ai séchées, mais j'en ai écouté deux quand même - et j'en profite pour ouvrir une parenthèse : dirais-je jamais assez tout ce que je dois à l'inventeur du podcast, qui m'a enfin libérée d'une tâche ingrate à laquelle je m'adonnais jadis? A savoir enregistrer via un vieux dictaphone la radio en direct, puis, avec un peu plus de rigueur, les émissions en écoute sur le Net - là au moins je pouvais choisir le bon moment pour enregistrer, ou recommencer si pendant l'enregistrement mon voisin se mettait à jouer de la perceuse ou de tout autre instrument haïssable. Et enfin à enregistrer le flux direct de mon ordinateur grâce à des logiciels bidouillés qui fonctionnaient une fois sur deux, ou plutôt même sur trois, du type Bleucanard - avec un tel nom j'aurais dû me méfier dès le départ, je l'admets.
Sans tomber dans le cétélebontan, ces bidouillages sympathiques m'ont apporté mes meilleurs moments de radio. Notamment la fois où je suis retombée, par hasard, sur le plus beau reportage du monde, celui que j'avais déjà entendu une première fois alors que je roulais sur une route de campagne, et qui m'avait tellement émue que j'avais dû me garer sur le bord de la route pour laisser couler mes larmes. Je le gardais en moi, si triste de ne pouvoir en parler qu'avec des mots bien petits à tous les gens que j'aimais et à qui j'aurais voulu faire partager cet incroyable bonheur, et puis, un jour, alors que je n'allais pas très bien, j'ai allumé la radio, et j'ai entendu de nouveau ce reportage, déjà bien entamé, presque au moment où il m'avait fait pleurer. Et là, miracle, alors que je n'utilisais plus de cassettes depuis des lustres, j'en ai découvert une dans la petite chaîne sur laquelle j'écoutais la radio - quel Dieu inexistant avait bien pu la placer là? Sans hésiter, sans me demander ce que je risquais d'effacer, j'ai appuyé sur les mythiques touches REC et PLAY, et j'immortalisais ce splendide moment. Quelques années plus tard, j'ai retrouvé ce reportage en ligne, et je l'ai téléchargé. Mais j'ai eu la grande surprise de constater que le montage n'était pas le même, et que ma vieille version crachotante et mega chiante à caler au bon endroit était dix mille fois plus émouvante.
Ce reportage, c'était La vie à en mourir, d'une émission de Daniel Mermet, et le passage qui m'a tant fait pleurer, c'était la lettre de Manouchian à Mélinée, sa femme.
Et je ne peux toujours pas l'écouter aujourd'hui sans avoir les larmes aux yeux.

Ma chère Mélinée, ma chère petite orpheline bien aimée, dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m’arrive comme un accident dans ma vie, je n’y crois pas mais pourtant je sais que je ne te reverrai plus jamais. Que puis-je t’écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même temps. Je m’étais engagé dans l’Armée de la Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il mérite comme châtiment et comme récompense. Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur à tous...
J’ai un regret profond ne t’avoir pas rendu heureuse, j’aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et d’avoir un enfant pour mon bonheur, et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu’un qui puisse te rendre heureuse. Tous mes bien et toutes mes affaires, je les lègue à toi et à ta soeur et à mes neveux. Après la guerre tu pourras faire valoir ton droit de pension de guerre en tant que ma femme, car je meurs en soldat régulier de l’armée française de la Libération. Avec l’aide des amis qui voudront bien m’honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d’être lus. Tu apporteras mes souvenirs si possible à mes parents en Arménie. Je mourrai avec mes 22 camarades tout à l’heure avec le courage et la sérénité d’un homme qui a la conscience tranquille, car personnellement, je n’ai fait de mal à personne, et si je l’ai fait, l’ai fait sans haine.
Aujourd’hui, il y a du soleil. C’est regardant le soleil et la belle nature que j’ai tant aimés que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus. Je t’embrasse bien fort ainsi que ta soeur et tous les amis qui me connaissent de loin ou de près, je vous serre tous sur mon coeur. Adieu. Ton ami, ton camarade, ton mari. Manouchian Michel.


Plus de mots, après cela. Je te dirai un autre jour comment je n'ai pas beaucoup aimé ton épopée canadienne. Et comment cela n'a, vraiment, aucune importance.


A toi pour toujours,


Valentine



Aucun commentaire: