03 janvier 2007

"Ce n'est pas une femme, c'est une absence"
























Cher Philippe,

Une fois n'est pas coutume, commençons l'année avec ces mots d'Aragon à propos de l'une des énigmes les plus belles des derniers temps, celle de l'Inconnue de la Seine ou de la Vierge du canal de l'Ourcq, comme on la nommera selon qu'on préférera le modèle de Man Ray, en haut (1966), ou celui d'Albert Rudomine, à droite (1927).
Incroyable histoire que celle de cette femme, dont le cadavre fut, dit-on, repêché comme tant d'autres de la Seine, mais portant sur les traits le signe d'une beauté et d'une paix inouïes. On est fin XIXème, et le médecin légiste aurait, dit-on encore, trouvé le visage de la jeune fille si beau, qu'il aurait demandé à un mouleur d'en prendre la trace afin d'en faire un masque mortuaire, comme cela n'était pas rare à l'époque. Le mouleur en question ne manqua pas d'en commercialiser des tirages qu'il vendit dans sa boutique à nombre de curieux attirés eux aussi par cette incroyable icône. C'est là que Rilke le remarque lors de son premier voyage parisien en 1902, visage de la jeune femme noyée que l'on moula à la morgue, parce qu'il était beau et parce qu'il souriait, parce qu'il souriait de façon si trompeuse, comme s'il savait. Etrange image en effet que ce dernier portrait apaisé. Et puis à partir des années 20, ce moulage qui n'avait jusque là séduit qu'un petit nombre de connaisseurs va trouver un destin artistique plus que troublant, puisque, après bien d'autres et notamment Céline, Aragon s'en entiche, et publie Aurélien, dont le héros tombe amoureux de Bérénice le jour où il se rend compte qu'elle ressemble à l'Inconnue de la Seine, lorsqu'elle ferme les yeux.
Inconnue de la Seine dont le visage est alors peut-être moins connu par la circulation du moulage d'origine que par les étranges clichés qu'en fit en 1927 Albert Rudomine. Alors, peut-être aussi sous l'influence de ces compositions fascinantes, Aragon demande à Man Ray, dans les années 60, de donner à son tour plusieurs interprétations photographiques de la belle inconnue. Ce dernier en donnera quinze, dont celle que tu peux voir en haut de ce blog.
Il y aurait encore beaucoup d'autres fils à tirer de cette histoire de morte amoureuse, de noyée préservée, d'Ondine ou d'Ophélie moderne - beaucoup le furent d'ailleurs, mais ce n'est pas mon propos de te les rapporter ici. Pas plus que je ne déflorerai ici le mystère de l'identité de cette inconnue, ou de la réalité de sa noyade - non, pour ça, il faudra te débrouiller par toi-même si cela t'intéresse, ce n'est pas si sorcier. Mais dans ce cas, songes-tu fort légitimement, pourquoi est-ce que je te raconte tout ça ? Eh bien pour au moins deux raisons : la première, c'est que j'aime beaucoup cette histoire, cette légende, cette icône, cette jeune femme, et le destin qu'on lui réserva, et que chaque fois que je la retrouve sur ma route, comme par hasard ce soir en cherchant tout autre chose, je me plais à la donner à quelqu'un d'autre, pour qu'elle ne se perde pas. Tu étais donc la personne idéale.
La seconde tient à moi : tu as dû le remarquer, comme souvent quand je te promets quelque chose (du genre "la prochaine fois je te parlerai d'Hervé Guibert"), je ne le fais pas. De fait, malgré mon intention avouée d'évoquer dans ces lignes mes bilans, quelques listes et des résolutions, tu n'en sus jamais rien. Alors apprends ici que parmi ces résolutions, au demeurant peu nombreuses, figure en bonne place l'injonction de ne jamais perdre une occasion de se faire plaisir, accompagnée de sa loi absolue de renoncer à la justification permanente : dont acte.

Et puis enfin, cher Philippe, ces résolutions évoquées (je te parlerai plus tard si tu veux bien des deux autres plus importantes : susciter, rechercher et chérir toute occasion de boire du champagne, et apprendre à se traiter soi-même avec indulgence), je mentirais en n'ajoutant pas pour finir avec cette belle noyée, et avec les raisons qui m'ont poussée à te la donner à voir, que j'aimerais bien, un peu au moins seulement, te rendre curieux de moi comme tant d'autres le furent de cette belle inconnue : avec enthousiasme et créativité.

A toi pour toujours,

Valentine

PS: à tout seigneur, tout honneur, si cette histoire t'intéresse, outre les nombreux sites qui l'évoquent, je ne peux que te recommander chaudement l'article d'Hélène Pinet, L'eau, la femme, la mort. Le mythe de l'Inconnue de la Seine, paru dans le catalogue d'une exposition qui eut lieu en 2002 au musée d'Orsay, expo intitulée Le dernier Portrait.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

J'aime les femmes qui se noient

Anonyme a dit…

J'aime les femmes qui se noient