31 janvier 2007

Paris, capitale de la création ?

Cher Philippe,

Trois jours pour me remettre de cet épuisant week-end, il fallait au moins ça. Et pour trouver les mots pour t'en narrer par le menu les édifiantes leçons.

Le salon Maison & Objet, car c'est là que j'étais, c'est un peu la vie en raccourci : le matin, une foule compacte se presse dans le RER et s'en déverse comme un torrent, pour investir ce lieu qui, le reste du temps, n'est rien d'autre qu'une immense suite d'entrepôts métalliques et sans âme. Quiconque a déjà fréquenté le Parc des Expositions de Villepinte pendant un montage comprendra de quoi je parle. Malgré cela, les jours de salon, on se croirait à la Défense. Une petite ville, où s'apprêtent à fourmiller des milliers d'individus. Sauf que cette ville soudain sortie de nulle part, et vouée à y retourner, fonctionne pendant quelques jours avec ses propres codes, ses règles, et ses autochtones.

Ses codes : là, rien n'a la même valeur qu'ailleurs. Là où dans la vraie vie, on peut espérer siroter un Pepsi dans un café pour moins de 3 euros, à Villepinte, les jours de salon, les bulles yankee décollent en flèche. Et ça vaut pour tous les items, comme ils disent, d'où qu'ils viennent. Dans les bars, chez les traiteurs qui fournissent les fourmis qui bossent (le catering, comme ils disent), dans le seul Shopi du parc, tout a des airs de passage à l'euro : tu sais bien, le tour de passe-passe qui fait que 100 francs = 20 euros, et qui nous a tous bluffés.
Ainsi, à Villepinte, c'est un peu comme si une nouvelle monnaie circulait : le noveuro (NoE.), l'euro des publics captifs. On notera avec intérêt que ce noveuro, quoique clandestin, a de beaux jours devant lui, puisqu'on le retrouve souvent sur notre chemin - quiconque a fréquenté la BNF, a voulu se désaltérer dans une gare, manger dans un TGV, faire de l'essence sur une autoroute ou nager à la piscine Joséphine Baker entre le 1er juillet et le 1er octobre comprendra de quoi je parle.
L'autre particularité du noveuro, c'est qu'il a un cours variable, très variable, et qu'il ne redoute aucun serpent, fût-il monétaire. Ainsi, à Villepinte, durant les cinq jours du salon, 1 NoE. vaut approximativement 2 Eur. Dans le minuscule Shopi que j'évoquais, une canette de coca vaut 1 NoE. (2 eur.), et montera à 1.5 NoE. (3 eur.) en cas de canicule ou d'épuisement prochain du stock.
En somme, pendant ces cinq jours, Villepinte, c'est un peu une utopie capitaliste, une ville miniature où régnerait une concurrence libre et non faussée, un rêve de Jean-Marc Sylvestre. Pour preuve, de nouveau ce fameux Shopi qui m'a beaucoup marquée. 5 mètres carrés, un décor à la Bucarest 1972 et un inventaire à la Prévert : fusibles, eau minérale, tournevis, bouilloire électrique, dosettes Nescafé, serviettes en papier, ampoules de toutes sortes, crakers, sucre en morceaux emballés, acétone en bidon de 5 litres, peinture blanche, scie-sauteuse, flûtes à champagne. La réponse du berger à la bergère, ou si on préfère, de l'offre à la demande. Mais de Granola, par exemple, ou de dentifrice, point. Parce que personne ne risque, sur un stand, de manquer de Granola ou de dentifrice au point d'être prêt à sacrifier toutes ses éconocroques pour en trouver, si bien que ça ne sert à rien d'en vendre.
Finalement, pendant ces cinq jours, seuls les fumeurs se réjouissent : une fois dans l'année, ils ont l'impression que leurs clopes coûtent que dalle.

Ses règles : Villepinte a sa monnaie, elle a aussi ses lois. Qui consistent essentiellement, n'ayons pas peur de le dire, à s'asseoir avec satisfaction sur celles qui règnent en dehors de cet îlot extéritorial - quiconque a déjà vu passer une voiture du Corps Diplomatique comprendra de quoi je parle. Oh, bien sûr, à Villepinte, pas question de dégommer son voisin en toute impunité, non, ni de dépouiller son prochain (ça, le Shopi s'en charge), mais on pourrait y faire sienne cette maxime : là-bas, la liberté des autres s'arrête où commence la mienne.
Autant dire que la civilité n'y règne pas en maître. Pourquoi diable, après tout, perdre du temps à saluer son prochain, a fortiori quand cette prochaine porte, inscrite sur son décolleté, sa courte jupe et ses bottes, sa raison d'être : servir des coupes de champagne ? Pourquoi encore se fatiguer à viser une poubelle pour se débarrasser des papiers gras qui dissimulaient les insipides nourritures payées une fortune, alors que les Pakistanais qui sillonnent en silence les longues allées recouvertes de moquette crasseuse les ramassent très bien où qu'ils tombent ? Pourquoi, enfin, ne pas bâtir un immonde tunnel en plexiglas qui relierait la sortie de la gare RER et l'entrée de chacun des halls, et y faire souffler de l'air chaud pour que les habitants de cette cité éphémère n'aient pas à souffrir des frimas de ce sale hiver, qui, comme chacun sait, n'est qu'un vilain?
Gageons qu'au salon de septembre, le même tunnel sera climatisé de frais.

Ses autochtones, enfin : évidemment, avec tout ce qui précède, tu en as déjà un tableau nauséabond. Mais ma rigueur intellectuelle m'oblige à finir ce que j'ai commencé. Figure-toi donc un monde grouillant de clones, mais divisés en deux entités à jamais distinctes : d'un côté, les vendeurs, sombre armée de cravates ou de talons qui pourrait te donner l'impression que tu es en train de passer ton week-end dans un séminaire de team-building de la BNP, de l'autre, les acheteurs, ou plutôt les acheteuses, qui vont toujours par deux, méchées de blond sans art, autobronzées à l'excès, et généralement bêtes à manger du foin. Les uns onctueux jusqu'à la nausée, les autres méprisants à vomir. Une bien belle bataille, en somme.

A l'issue de ce riant tableau, cher Philippe, je devine la question qui te brûle les lèvres : pourquoi me suis-je embarquée dans ce monde parallèle où, pour résumer, la seule panique qui aurait droit de cité serait celle des marchés ? Eh bien comme je te l'expliquai tantôt, c'est pour toi que je l'ai fait. Et ça a payé.
En effet, à voir passer tant de billets entre mes blanches mains, j'ai souvent eu l'impression ce week-end de me retrouver dans un jeu de Monopoly géant. Sentiment détestable s'il en est, mais au final, la chance m'a souri, et j'ai fini par tomber sur la case départ, et par toucher de quoi tricoter notre futur bas de laine. Mais si, tu sais bien, celui qui me permettra de t'entourer de tendres attentions jusqu'à la fin de nos jours - les miens s'arrêtant bien évidemment en même temps que toi, puisque, dois-je le rappeler de nouveau, la vie sans toi ne vaut pas d'être vécue.

A toi pour toujours,

Valentine

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